L’ambassadeur tunisien à l’ONU limogé à cause d’un projet de résolution sur la Palestine

L’ambassadeur tunisien à l’ONU limogé à cause d’un projet de résolution sur la Palestine

Tunis invoque une « faute grave » de la part du diplomate Moncef Baati dans ses rapports professionnels avec sa hiérarchie du ministère des affaires étrangères.

Que vaut à Moncef Baati une aussi sèche disgrâce ? Les spéculations allaient bon train vendredi 7 février au lendemain du limogeage signifié au représentant de la Tunisie auprès des Nations unies, alors qu’il était aux premières loges des discussions sur un projet de résolution d’inspiration palestinienne sur le « plan de paix » américain pour le Proche-Orient. Si les autorités tunisiennes invoquent une « faute grave » de la part du diplomate dans ses rapports professionnels avec sa hiérarchie du ministère des affaires étrangères, des sources à New York et à Tunis établissent un lien avec « un courroux américain » manifesté à l’égard de la position tunisienne dans les tractations en cours au siège des Nations unies.

L’incident retient d’autant plus l’attention que le chef de l’Etat tunisien, Kaïs Saïed, élu le 13 octobre 2019, s’est toujours montré très offensif dans son soutien à la cause palestinienne. Au lendemain de la divulgation fin janvier du « plan de paix » conçu par Jared Kushner, le gendre de Donald Trump, le président tunisien avait dénoncé « l’injustice du siècle » et déploré « la culture de la défaite dans le monde arabe ». Avant son élection, il avait qualifié de « haute trahison » toute « normalisation » des relations avec Israël. Et lors de sa cérémonie d’investiture, il avait ajouté que « la Palestine est gravée dans le cœur des Tunisiens » et qu’« il était temps de mettre fin à son occupation par Israël »

Que s’est-il donc passé entre MM. Saïed et l’ambassadeur tunisien à New York ? Moncef Baati est diplomate expérimenté que Tunis avait rappelé de sa retraite en septembre 2019 pour lui demander de reprendre du service à New York. Au siège des Nations unies, il est « très respecté » et jugé « très professionnel », selon une source diplomatique. La Tunisie ayant rejoint le 1er janvier le Conseil de sécurité en qualité de membre non permanent, M. Baati s’est trouvé un mois plus tard aspiré dans la grande querelle autour du « plan de paix » de Jared Kushner. Il était très impliqué avec son collègue indonésien dans le parrainage d’un projet de résolution d’origine palestinienne, un texte voué à être amendé au fil de navettes censées se clore mardi 11 février.

C’est là que s’est nouée la crise. Moncef Baati a-t-il paru trop modéré au goût du chef de l’État ? Ou serait-il allé, au contraire, trop loin dans la posture pro palestininenne, au-delà des limites fixées par Tunis? Serait-il plutôt la victime involontaire de tensions au sommet à Tunis entre le président Kaïs Saïed et un ministère des affaires étrangères échappant partiellement à son contrôle? Ou a-t-il joué le rôle d’un « fusible » dans une affaire hautement stratégique mettant en jeu de possibles pressions américaines sur une Tunisie à la marge de manœuvre bornée par sa dépendance auprès des bailleurs de fonds internationaux ? Parmi les différentes hypothèses qui circulaient vendredi, ce dernier scénario du « fusible » semblait bénéficier d’un certain crédit.

Une « faute professionnelle »

A Tunis, la version officielle demeure toutefois que l’ambassadeur a commis des faux pas dans sa méthode de travail. Des sources officielles à la présidence de la République tunisienne assurent au Monde que Moncef Baati ne se serait « pas concerté » avec son ministère de tutelle et ses collègues de la Ligue arabe à l’ONU sur les tractations entourant la résolution d’inspiration palestinienne qui devrait être proposée mardi au Conseil de Sécurité de l’ONU. « Il en va des intérêts de la Tunisie et ne pas discuter des ordres du jour avec le ministère des affaires étrangères tunisien est une faute grave », insiste-t-on au palais présidentiel de Carthage.

L’invocation d’une « faute professionnelle » laisse sceptique un certain nombre d’observateurs qui rappellent la réputation de « diplomate chevronné » entourant M. Baati. Dès lors, masquerait-t-elle d’autres dimensions de cette trouble affaire, notamment le jeu des Etats-Unis qui auraient exprimé, selon plusieurs sources, leur mauvaise humeur à propos de la tournure prise par les débats sur cette résolution ? Cosponsor du projet de résolution – aux côtés de l’ambassadeur indonésien –, Moncef Baati était particulièrement exposé. Il aurait ainsi pu être sacrifié afin d’apaiser une réaction américaine apparemment « virulente », selon un diplomate occidental, plaçant la Tunisie sur la défensive.

A New-York, une source diplomatique fait notamment état d’un « coup de fil de Jared Kushner au président Kaïs Saïed ». « Cet appel a été un point d’entrée pour exercer une pression qui a sans doute été extrêmement forte sur un sujet à la fois sensible pour Washington et pour Tunis, poursuit cette source. Cela a dû être le déclencheur ». « Tunis aurait lâché l’homme pour ne pas apparaître comme reculant sur le dossier auprès de son opinion », ajoute une autre source diplomatique. Face à d’éventuelles pressions américaines, la Tunisie se trouve dans une situation délicate en raison de ses engagements financiers de plus en plus contraignants à l’égard des prêts du Fonds monétaire international (FMI) et d’autres bailleurs de fonds. En outre, la coopération sécuritaire entre les États-Unis et la Tunisie s’est approfondie ces dernières années, renforçant sa dépendance à l’égard de Washington.

Ce jeu d’influences extérieures survient dans une équation politique tunisienne en pleine mutation après l’élection de Kaïs Saïed à la tête de l’État. Le nouveau président n’a cessé depuis l’automne d’imprimer sa marque auprès d’une administration des affaires étrangères jusque-là dominée par les équipes de son prédécesseur Béji Caïd Essebsi (décédé le 25 juillet 2019). L’ancien ministre des affaires étrangères Khemaies Jhinaoui avait ainsi été sèchement limogé fin octobre. L’analyste Youssef Chérif estime ainsi que le rappel de Moncef Baati s’inscrit avant tout dans cette volonté présidentielle de prendre la main sur le personnel des affaires étrangères.

« Affirmer sa propre politique diplomatique »

« Moncef Baati est perçu comme faisant partie de l’ancienne équipe diplomatique de Béji Caïd Essebsi, décode-t-il. Il est donc normal que Kaïs Saïed s’en déleste puisqu’il veut affirmer sa propre politique diplomatique. Moncef Baati était dans le viseur de la présidence depuis quelque temps et que son faux pas en ne consultant pas Tunis avant de s’engager auprès des Palestiniens a été le prétexte pour le limoger ».

Il reste néanmoins que le moment choisi est « délicat », ajoute M. Chérif, alors que les tractations partisanes en vue de la formation du nouveau gouvernement tunisien ne sont pas achevées. Le rappel brutal de M. Baati fait aussi plutôt mauvaise impression à New-York. Outre l’image renvoyée d’une administration tunisienne dysfonctionnelle, l’incident va «perturber considérablement la dynamique des négociations » alors que la Tunisie est censée conserver la coordination – en compagnie de l’Indonésien – autour du projet de résolution.

Le monde

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