Quand Mandela épouse Antigone.

Quand Mandela épouse Antigone.

Antigone 466-64 relit la tragédie de Sophocle à la lumière de la jeunesse de Nelson Mandela. C’est un spectacle fleuve de 3 heures, entrainant, porté par des comédiens extraordinaires. La mise en abyme de la vie de Madiba donne à cette mise en scène une résonance contemporaine.

Le Carrefour international de théâtre de Ouagadougou (Cito) fait sa rentrée théâtrale avec un grand classique de la tragédie grecque, Antigone de Sophocle dans une mise en scène de Claude Brozzoni. C’est dans une prison, celle de Robben Island qui a accueilli le fameux prisonnier au matricule 466-64, Nelson Mandela que le metteur en scène français a décidé de faire entendre le fameux texte de Sophocle. Pourquoi un tel choix ? Quel lien entre Antigone et Mandela ? D’abord, le célèbre prisonnier politique qui portait le matricule 466-64 aurait, avec ses camarades de détention, joué Antigone au pénitencier. Ensuite ?
Résumons rapidement Antigone. Après que leur père Œdipe s’est crevé les yeux et a quitté le trône de Thèbes, ses deux fils Etéocle et Polynice décident de régner en alternance. Mais Etéocle refuse de céder le trône après son mandat; s’engage alors une bataille fratricide où périront les deux prétendants. Leur oncle Créon, frère d’Œdipe, s’impose au trône et décrète qu’Etéocle aura les honneurs funéraires et que le cadavre de Polynice sera livré à l’appétit des chiens et des vautours. Antigone, la petite sœur des deux morts contrevient à cet interdit : elle accomplit le rite mortuaire en jetant une poignée de terre sur le corps de Polynice. Prise sur le fait, Créon décide de l’emmurer vivante. Mandela, en refusant la loi de l’Apartheid et en décidant d’engager la lutte armée, est lui aussi condamné à mort. Ainsi au nom d’une morale plus haute, Mandela et Antigone rejettent les lois de leur cité et sont enfermés, la princesse grecque dans un caveau, le prince Xhosa sur une presqu’île, tous deux soustraits du monde. C’est par là que Mandela est Antigone. CQFD !
C’est donc sur cette anecdote que repose Antigone 466-64. Derrière les grilles d’une prison, un prisonnier est seul. Tenue de bagnard, pieds entravé par des menottes, la bouche en sang. C’est Mandela ! Paul Zoungrana campe de manière magistrale un Mandela jeune, impétueux, comique parfois. Quand il évoque son royaume de l’enfance, les mots restituent l’atmosphère heureuse où la nudité et la pauvreté ne sont pas synonymes de malheur et où le bonheur se ressent dans la liberté de gambader sur les vastes pâturages, dans l’innocence du regard que l’on pose sur le monde et dans la lueur d’amour qui s’allume dans les yeux des parents. Mais ce récit d’une vie heureuse va basculer dans la tragédie. D’ailleurs le bêlement d’une chèvre qui en perturbe la narration annonce déjà la tragédie (dont l’étymologie est liée au cri du bouc) qui se faufilera dans la vie du jeune prince Xhosa. Paul Zoungrana, Charles Wattara Winner, Mahamadou Tindano et Rémi Yaméogo déploient un jeu très physique, puissant, généreux et qui ne refuse pas la nuance. Dans cet univers carcéral, ces bagnards s’emparent du texte de Sophocle et le jouent avec leurs tripes. Ils en font une histoire dite par des fous, pleine de bruits et de fureurs et qui signifie beaucoup. Constamment le sublime côtoie le grotesque et ramène la tragédie à son humaine dimension. Ainsi Charles Wattara Winner joue un Créon désinvolte, dont l’attachement à la loi jure avec la légèreté de son maintien et l’absence de la gravité qui sied au monarque. Ne décrète-il pas son édit tout en s’empiffrant de boulettes de riz ? Paul Zoungrana compose une Antigone un peu mièvre mais qui s’arc-boute sur sa décision, refusant de la renier, consciente que la résistance à l’injustice est au-delà de toute loi. Quant au texte, il est rendu avec une diction si exigeante, une respiration si exacte que l’on croie entendre Antigone pour la première fois! En ressentant la puissance du souffle des mots explosant sur la scène, on pense à Cioran qui rêvait d’une langue dont les mots, comme des poings fracasseraient les mâchoires. Avec ce spectacle, on en est pas si loin !
L’ennemi au théâtre c’est l’ennui, écrivait Peter Brook. Ici, nul ennui, les trois heures de spectacle passe si vite que lorsque les comédiens saluent le public, celui-ci est surpris que ce soit déjà la fin. Le spectateur est brinquebalé tout au long de la pièce par les montées fulgurantes et des descentes abruptes du spectacle, saisi de vertige comme s’il était embarqué sur des montagnes russes de l’émotion.
Oh ! Le chœur ! il est un orchestre composé des voix de Tim Winsé, Marcel Balboné et de Dicko Fils. L’ambiance musicale et les chants soulignent les atmosphères et démultiplient le drame. Surtout la voix de Dicko Fils. Aérienne, elle plane sur le texte. Cristalline et pénétrante comme une épée, elle s’enfonce dans les chairs avec l’aisance d’une lame trempée quand elle accompagne la marche d’Antigone vers son caveau de pierre ou la douleur de Créon pleurant la mort de son fils Hémon et de son épouse Eurydice. Deux moments d’une forte intensité émotionnelle.
Cette mise en scène, austère et sans fioriture, est d’une résonance très actuelle. Le public d’Antigone 466-64 a certainement entrevu dans ce combat entre la légalité et la légitimité la question du Sénat qui divise le pays entre ceux qui veulent que l’on enterre l’institution et les autres. Ici aussi se joue l’affrontement entre Antigone et Créon. Normal car c’est la qualité d’un bon spectacle de théâtre de parler toujours du présent avec des textes classique.
Saïdou Alcény BARRY

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